Intérêt sociologique d’abord, d’un document qui nous présente les travaux et les jours de l’univers mellahique, les petits métiers (le vendeur d’eau, le guérisseur, le mohel, la hébra chargée d’accomplir la toilette des morts), les fêtes et leur rituel culinaire (Souccoth, la Hiloula ou Fête des Morts), les coutumes et cérémonies de la vie juive et leur rituel (la Bar mitzva vue côté cuisine, un chapitre entier détaillant le rituel d’un mariage traditionnel).
Intérêt historique également, d’un récit où l’on retrouve, saisis par les yeux des gens du mellah, quelques épisodes-clé de l’Histoire du Royaume du Maroc, comme le régime des protections étrangères, ou encore les mutineries et les sanglants pogromes qui suivirent à Fès l’installation du Protectorat français. Mais document essentiel, surtout, sur la petite histoire des communautés juives, leur cohabitation séculaire avec la majorité arabe et musulmane (Degracia consacre un beau chapitre à l’amitié avec les chorfas), leur rapport au sacré (Un saint homme) et au religieux (les synagogues, le rabbin), les terribles tentations de l’Occident (L’école franco-israélite), à peine concurrencées par les sollicitations dont elles firent l’objet de la part des rabbins sionistes (Les émissaires de Palestine), leurs difficultés économiques et sanitaires aussi.
Mais là n’est pas le seul intérêt de ce récit, dont le moindre mérite n’est pas de retracer, à travers le cas de la narratrice elle-même, l’itinéraire de cette génération, dans sa marche forcée vers l’Occident. Et il n’est pas indifférent qu’il s’agisse en l’occurrence d’un itinéraire au féminin.
Il y a deux ans, je rencontrai Rébecca Arrouas, une dame de quatre-vingt ans qui a connu ma mère, Gracia, à Fès, dans les années trente. Rébecca se souvient, alors qu’elle était en visite chez sa sœur, avoir entendu des cris venant de la maison d’en face où habitait Gracia : « Quand le fiancé de Gracia est mort, j’ai entendu les cris de deuil poussés par toute la famille et je me souviens du visage de ce fiancé, il était beau, vraiment très beau. » La voix de Rébecca vibre et j’entends à travers elle l’écho de ces cris de deuil : « Il a glissé dans un bain maure et il s’est tué ! »
Alors, cette histoire que ma mère m’a racontée, est vraie ! Ma surprise est grande. Je réalise que je n’ai jamais cru ma mère sur parole. Elle avait tendance à tout enjoliver et à tout dramatiser. Et puis, je savais comme tous les enfants le savent, quand un secret de famille est bien gardé, que ma mère mentait. Elle ne mentait pas toujours. Voilà ce qui me surprend !
Je replonge dans le fleuve trouble des émotions qui me relie à ma mère. Je l’aimais et je la haïssais, je l’admirais et je la méprisais. Je la comprenais et je ne la comprenais pas. J’ai entre les mains le manuscrit de ma mère qui décrit son enfance au Mellah – c’est l’objet de ma rencontre avec Rébecca. Ce manuscrit, je l’avais lu, il y a bien longtemps. Gracia venait me consulter et me demandait conseil sur la manière de l’améliorer pour le faire éditer. J’avais bien autre chose en tête à cette époque pour y consacrer le temps nécessaire. Son désir évident de redorer une tradition qu’elle avait bel et bien rejetée à une époque de sa vie me paraissait un obstacle infranchissable à la réécriture qu’elle souhaitait. Grâce à Rébecca, ce qui est raconté dans le manuscrit prend une consistance charnelle et réelle. Je peux vérifier, poser des questions, trier l’important de l’accessoire. Les portes du Mellah s’ouvrent devant moi.
Un mot suffit quelquefois à éclairer un destin. Je relève un passage où ma mère raconte qu’à la naissance d’une fille, on disait au Mellah : « C’est rien, c’est une fille ! » Rébecca me confirme que cela faisait tellement partie du langage courant que si l’on rencontrait quelqu’un qui avait entrepris une démarche administrative, on lui demandait : « Alors, c’est un garçon ou une fille ? » Il répondait « un garçon » en cas de succès, « une fille » en cas d’échec. Une fille, ça voulait dire « c’est raté, c’est foutu ! ».
Lorsque je désobéissais à David, immanquablement il me lançait furieux : « Je te souhaite une bonne colique, Gracia ! »
Je ne sais si au moment où David exprimait ce souhait, les Portes du Ciel, comme disait ma mère, étaient ouvertes, mais je ne tardais pas à avoir mal au ventre. Alors, Yacoth mettait cette indisposition sur le compte du mauvais œil. Elle me couchait sur un coussin plat par terre dans le couloir commun près de notre chambre, ensuite elle envoyait quérir Asser. De forte corpulence, court sur pattes, Asser avait un visage large, une grosse tête, un nez qui n’en finissait pas d’être long et des oreilles décollées, une bouche importante, de grandes dents, des lèvres épaisses, charnues et rouges. Ce détail, pour David, prouvait qu’il se portait bien : « Quand on a les lèvres bien rouges c’est un signe de bonne santé ! »
Lorsqu’on voyait Asser le jour, on en rêvait la nuit. Cet homme avait des yeux d’une douceur angélique et d’une naïveté enfantine. Pas le moindre trait de malice sur ce visage surprenant. Asser ne marchait pas, il traînait les pieds. Il parlait terriblement du nez et très lentement. Il était d’une lenteur désespérante à tel point que bien des fois les gens évitaient de lui adresser la parole. D’ailleurs, tous ses faits et gestes devinrent proverbiaux. Difficile de lui donner un âge, sans doute était-il quinquagénaire tout au plus. Asser était un homme heureux ! Il avait une femme qui l’aimait, qui lui donna de beaux enfants. Les habitants du Mellah disaient : « L’épine donne naissance à la rose et la rose à des épines. La preuve ! »
Asser venait et prenait place sur un coussin plat à côté de moi. Il me disait avec beaucoup de douceur, à la façon de certains médecins : « Alors, mon enfant, qu’est-ce qui ne va pas ? »
Aussitôt, Yacoth lui remettait une ceinture en tissu longue de plus d’un mètre. Asser la posait sur moi pendant un petit moment afin qu’elle s'imprègne de ma personne. Ensuite, sans jamais se départir de sa lenteur, Asser prenait cette ceinture qu’il nouait à environ dix centimètres de l’un des bouts, mettait l’auriculaire droit près du nœud et prononçait lentement à voix haute « Abraham », tout en mesurant un empan et en appuyant le pouce sur la ceinture qu’il retirait aussitôt pour un second empan en disant gravement « Isaac ». Il répétait le même geste pour « Jacob ». Il plaçait alors le pouce et l’index de la main gauche pour marquer sur la ceinture un emplacement précis maintenu jusqu’à la fin de l’opération. Puis, toujours avec une infime lenteur, Asser recommençait ces mêmes gestes de la main droite, trois fois en chantonnant : « Abraham, Isaac et Jacob ». Si au troisième empan le pouce de la main droite venait se poser sur celui de la main gauche, Asser s’écriait triomphant : « Il n’y a pas de doute possible c’est le mauvais œil d’un homme ! »
Mais si, au contraire, le pouce droit n’arrivait pas jusqu’au pouce gauche, s'il restait un petit espace libre, cela signifiait incontestablement le mauvais œil d’une femme. Pendant qu’il recommençait trois fois ses mesures, Asser n’arrêtait pas de bâiller et ce bâillement était révélateur. Il prouvait d’une manière irréfutable qu’il était en train de devenir maître du mauvais œil, qu’il allait bientôt le conjurer ! Après quoi Asser nouait la ceinture au milieu et demandait à Yacoth et à d’autres personnes présentes, une voisine ou deux qui passaient par là, à mes frères et sœurs, de bien vouloir cracher sur la ceinture, ce que nous faisions rapidement, car nous étions entraînés à ce genre de choses.
Après avoir recueilli un semblant de crachat de tout le monde, y compris de moi-même, mais oui ! car on peut se donner à soi-même le mauvais œil ! Asser dénouait le nœud avec une grande brutalité à hauteur de mon visage, ce qui me faisait sursauter, tout en accompagnant son geste de cette phrase dite à très haute voix : « Ainsi éclateront les yeux qui ont jeté un mauvais œil à Gracia, fille de Yacoth ! »
Quelques habitants du Mellah avaient de très bons amis parmi les chorfas de la médina, qui les invitaient chez eux en temps ordinaire et les recevaient avec faste. Certains d’entre eux, déplorant la conduite des émeutiers envers les juifs, offrirent généreusement l’hospitalité à des familles entières. Ainsi, un vieil oncle, sa femme, leurs enfants, petits-enfants, gendres et belles-filles, les gens à leur service, enfin toute la smala, vécurent pendant un mois entier à la médina. Ces hôtes au grand cœur montrèrent beaucoup de délicatesse envers leurs amis du Mellah. Les uns et les autres, arabes et juifs, gardèrent de ces semaines de coexistence imprévue des souvenirs à jamais gravés dans leur cœur.
Plusieurs autres grandes familles juives entretenaient d’excellents rapports avec les Oulemas, savants et théologiens musulmans. Les uns et les autres avaient plaisir à se recevoir tantôt à la médina, tantôt au Mellah. L’émeute fut une occasion pour ces Seigneurs de l’Islam de manifester leur attachement à ces familles. Plusieurs Oulemas venaient presque régulièrement manger la dafina, le samedi, chez Rabbi Aaron. Durant tout l’après-midi, ils discutaient religion, ils comparaient, commentaient, rapprochaient les textes de la Bible et ceux du Coran.
Aaron, ancien élève de mon grand-père le Rabbi, exerçait un métier pour vivre. Il avait le monopole du tabac à priser, du kiff et des boules d’opium. La vente de tous ces produits était libre et se faisait au grand jour. Personne ne s’en étonnait. Rabbi Aaron avait pour premier client le Sultan Moulay-Hafid lui-même, qui lui achetait beaucoup de marchandises pour le Palais, les personnes de son entourage et même pour ses domestiques. Rabbi Aaron fournissait plusieurs boutiques de la médina.
Au moment où éclatèrent les émeutes, il se trouvait en pleine ville arabe, lorsqu’un de ses amis, l’Iman des Oulémas, l’aperçut dans un souk. Immédiatement, il alla vers lui : « Mon frère, viens te réfugier chez moi, des gueux sont en train d’attaquer le Mellah ! »
A cet instant, un Arabe armé d’un fusil, ayant aperçu Aaron (les juifs étaient reconnaissables à cause de leurs habits noirs qu’ils devaient porter en tous temps et en tous lieux) voulut le mettre en joue. L’iman s’avança et ordonna à l’homme de jeter son arme à terre. Celui-ci obéit instantanément et se coucha à terre devant l’iman. Alors ce dernier lui dit sur un ton de commandement : « Ce n’est pas devant moi que tu dois t’agenouiller, mais devant mon ami sur lequel tu as failli tirer. »